Le Cortège du Graal. Du mythe celtique au roman arthurien

Le Cortège du Graal. Du mythe celtique au roman arthurien / Valéry Raydon. Marseille : Terre de promesse, 2019. 406 p. (Au cœur des mythes ; 6).

Né en 1973, Valéry Raydon est docteur en histoire ancienne, chercheur indépendant et écrivain. Il est l’auteur de Le mythe de la Crau. Archéologie d’une pensée religieuse celtique, 2013,  Héritages indo-européens dans la Rome républicaine,  2014, Le chaudron du Dagda,  2015, publiés chez Terre de promesse. L’essai audacieux et très documenté que je vous présente aujourd’hui s’inscrit dans la continuité des trois ouvrages précédents.  Découpé en dix chapitres, le livre est pourvu d’un index, d’une bibliographie et de notes infrapaginales que l’on peut lire ou pas.

Valéry Raydon étudie dans ce livre l’histoire d’un jeune valet gallois, un peu niais, chassant avec son javelot dans la Gaste Forêt, qui va rencontrer trois chevaliers, quitter sa mère, et juché sur un cheval de chasse rejoindre la cour du roi Arthur, suivre un conseil perfide, tuer le Chevalier à l’armure vermeille, qui avait offensé Arthur et Guenièvre, revêtir la panoplie du chevalier, et enfourchant le destrier du vaincu, errer par monts et par vaux, jusqu’à arriver près d’un château mystérieux, celui du Roi Pêcheur, lequel l’invite à sa table.

Le jeune chevalier voit passer devant lui un étrange cortège : un valet tenant à deux mains une lance qui saigne, une jeune fille portant un récipient en matière précieuse, lumineux, un graal, et pour finir un troisième objet, un tailloir d’argent. Le jeune gallois ne pose aucune question à son hôte. Le lendemain, le château et son hôte, le Roi invalide, ont disparu. La Quête peut commencer…

Le lecteur aura reconnu dans ce bref résumé du roman, le Conte du graal, écrit vers 1180 par l’auteur champenois Chrétien de Troyes, la figure de Perceval, l’idiot promis à un destin exceptionnel. Celui-là  même qui, lorsque commence l’aventure ignore tout et jusqu’à son propre nom.

Pourtant son nom existe sous de nombreuses formes, à savoir respectivement, Perceval, Persavaus, Parzival et Peredur, selon la version française  de Chrétien de Troyes, occitane du troubadour saintongeais  Rigaud de Barbezieux, allemande du chevalier bavarois, Wolfram von Eschenbach, galloise de l’auteur anonyme de l’Historia Peredur ab Evrawc.

L’absence de nom et sa conséquence, celui qui n’a pas de nom n’existe pas, a une importance cruciale, à la fois dans l’immense corpus de la littérature arthurienne et dans la perspective des origines du héros lui-même.

Les romans et contes traitant d’Arthur, du cortège du graal, du Roi Pêcheur, du graal et de la quête de Perceval ont connu de multiples continuations, le récit en vers de Chrétien de Troyes étant resté inachevé. Ce « to be continued » a eu un franc succès, tant chez les auteurs médiévaux écrivant, dans des dizaines de langues que dans l’art médiéval, sur les préraphaélites, la musique d’Henry Purcell, l’opéra de Richard Wagner, la BD, le cinéma, jusqu’à la télévision avec la série-culte Kaamelott d’Alexandre Astier.

Aux premières versions, ont succédé des continuations de plus en plus christianisées, notamment au XIIIe siècle avec Robert de Boron. Pour faire simple, La lance sanglante du cortège est devenue la Sainte-Lance, et le graal, le Saint-Graal, à la fois, écuelle de la Cène et calice ayant recueilli le sang du Christ ; le tailloir, un plat servant à découper la viande, n’a pas intéressé grand monde.

Les savants se sont penchés pendant des siècles sur le mystère du graal, essayant de l’éclaircir. De multiples interprétations, des pistes divergentes ont surgi, résurgence en plein moyen Age d’un rituel ésotérique oriental, transposition de la liturgie de la messe byzantine ou adaptation des Métamorphoses d’Ovide.

Valéry Raydon aime suivre de multiples pistes et c’était pour lui l’occasion de réfuter les fausses, celles qui mènent dans une impasse, et d’en ouvrir patiemment de nouvelles.  Raydon le Provençal s’est souvenu que Perceval était gallois et que lorsqu’on parle de littérature arthurienne, on évoque la Matière de Bretagne, cette Grande Bretagne si proche de l’Irlande.

Il est donc reparti sur une vieille piste, broussailleuse, souvent raillée, celle qui rattachait l’histoire de Perceval aux récits de transcription médiévale des littératures celtiques insulaires, galloises et irlandaises. Usant de la méthode dite du « comparatisme structural dumézilien », il a réussi à établir de manière convaincante que le cortège du graal, les trois objets sacrés, la lance qui saigne, le graal et le tailloir forment non seulement un ensemble structuré, mais renvoient aux « insignes de la souveraineté celtique ».  

Des objets sacrés très proches des récits arthuriens existent dans les littératures celtiques, notamment les quatre talismans des Tuatha Dé Danann, la Pierre de Fâl, commune aux dieux irlandais, le Chaudron du Dagda, l’Épée de Nuada et la Lance de Lug. C’est sur cette lance terrible que Valéry Raydon a concentré ses efforts. Une lance flamboyante, brûlante, capable de contrôler le cosmos et de le détruire. Cette lance a des correspondances dans les récits arthuriens et dans les contes gallois mis par écrit au Moyen Age et racontés jusque sur le continent par des récitateurs gallois, comme le fameux Bleheris, pratiquant le latin et le dialecte anglo-normand, le français des Plantagenêt.

 Un objet sur trois peut emporter l’adhésion ou pas. Le deuxième objet qui donne son nom au récit est le graal, lequel a fait couler beaucoup d’encre. Une de ses caractéristiques, en dehors de son aspect de luminaire, est qu’il procure, à chacun et selon son rang, de la nourriture à foison, Chrétien a un peu escamoté ce rôle. Les continuateurs l’ont développé et c’est ainsi que Valéry Raydon a repris les recherches sur les connexions entre le graal et les chaudrons, coupes, vases et récipients merveilleux des mythes, légendes et contes celtiques. Le résultat est là aussi très convaincant.  Quant au troisième objet le tailloir délaissé, c’est avec l’histoire galloise de Peredur que le lien s’établit.

La correspondance d’objets aussi fascinants soient-ils ne suffirait pas à valider le discours de Valéry Raydon. Cela doit aussi fonctionner avec les personnages. Perceval et le Roi Pêcheur ont-ils  un lien avec le dieu irlandais Lug ? Ce dieu panceltique nommé Lug en Irlande, Lugus en Gaule et en Espagne et Lleu Llaw Gyffes au Pays de Galles. L’enfant, maudit par sa mère qui l’a condamné à ne pas avoir de nom, d’armes et d’épouse, les obtient dans le récit gallois. Blessé mortellement par une lance « magique », changé en aigle, il recouvrera son apparence et pourra accomplir sa vengeance en tuant son rival avec la même lance « fatale ». 

La connexion que l’auteur établit entre la figure unique du Lug gallois et celle de deux figures distinctes, celle de Perceval-Peredur et celle du Roi Pêcheur-Méhaigné, peut surprendre et ne pas emporter l’adhésion. L’interprétation par la théorie  du dédoublement de la figure du dieu Lug pourrait sembler artificielle et  semer le doute. Ce serait oublier que, d’une part les dédoublements de personnages sont assez fréquents lors du passage du mythe à l’épopée, et que d’autre part, chez les continuateurs de Chrétien, la guérison du Roi Pêcheur entraîne la restauration de la souveraineté, laquelle se  transmet au héros.

L’auteur démontre que c’est bien Chrétien de Troyes qui a créé le dédoublement, et de fil en aiguille, postule que Chrétien de Troyes et Wolfram von Eschenbach se sont abreuvés à une source unique, aujourd’hui perdue, un roman gallois en prose racontant les Enfances de Lleu Llaw Gyffes.

Jean-Paul BRETHENOUX

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